De l'utopie dans Dada Zurich :
Hugo Ball et les images-souhaits Dada.
Mémoire
de Master II option Sciences de l'art, écrit sous la direction
d'Itzhak Goldberg à l'université Jean Monnet de Saint-Etienne, obtenu
en 2012 (mention très bien).

En voici l'introduction :
« Il est vrai que Dada s'est divisé très tôt en deux branches quelque peu différentes entre elles. La dichotomie séparant Ball de Tzara a en effet produit deux versants de l'idée dadaïste : Dada germanique et Dada latin. Le premier qui tenait encore du messianisme révolutionnaire, s'est développé surtout dans le climat de l'après-guerre, notamment à Berlin où il a côtoyé les milieux anarchistes, évoluant selon une orientation que l'on pourrait qualifier de libertaire. Mais sa véhémence destructrice venait uniquement du soubassement libertin de ses idées. Le second, dadaïsme latin, qui s'obstinait dans un rôle de pure négation, ne fut en fait qu'une reproposition de la pensée libertine dont il réincarna à la fois la conception du monde et la vision de l'homme et de la nature1.
Ce commentaire tiré du livre Dada, libertin & libertaire de Giovanni Lista semble nous révéler beaucoup de choses très intéressantes au sujet de Dada. En effet, l'intérêt du propos de Giovanni Lista ne se dément pas. Pareillement, sa vision de Dada, avec son recul historique et son étude documentée à l'extrême, sonne souvent très juste à nos oreilles contemporaines. Nous ne remettrons pas en cause la vision libertine qu'il donne à l'égard de Dada, car elle est très juste et très à-propos. C'est un des meilleurs éclairages que j'ai pu lire sur Dada, ne cédant en aucun cas à la facilité des « histoires » Dada. Celles racontées par les protagonistes après le mouvement et qui les entraîne toujours plus dans un jeu de démonstration d'ego, ou de déstabilisation de l'historien, prompt à nous faire toujours douter du sérieux de leurs dires. Le débat sur l'invention du nom Dada nous l'a maintes fois démontré.
Nous pourrions cependant émettre un bémol quant à ce qu'il appelle le « versant germanique » du pré-Dada que furent le Cabaret Voltaire et la galerie Dada de Zurich, en fait toute la période de présence de son fondateur, Hugo Ball. Dans cette citation, Giovanni Lista semble inclure cette période dans ce qu'il nomme comme « messianisme révolutionnaire », le mot « messianisme » faisant largement référence aux croyances religieuses très marquées de Ball. J'ai choisi ces phrases de Giovanni Lista car elles représentent une des visions généralement et malheureusement admises depuis quelques années. Dada ne se serait affirmé qu'après l'épisode de Zurich et avant cela, n’aurait relevé que d'une forme de syncrétisme avant-gardiste voire révolutionnaire. Comparer la vision de Dada que Hugo Ball a mise en place à une forme messianique est exagéré, en premier lieu car il ne fait que peu référence dans son journal à un quelconque courant messianique. Il leur préfère les visions de changement individuel et d'ascèse prônées par les penseurs mystiques. Même s’il mentionne à certains endroits cette pensée de l'artiste comme personne qui voit au-delà – ce qui pourrait être vue comme une forme moderne de messianisme – , Hugo Ball tentera d'aller au-delà de cette vision romantique de l'artiste, telle qu'on peut la rencontrer dans les pensées mélioristes de son époque. « Les "mélioristes" convaincus sont d'habitude des gens qui n'ont pas réussi dans la véritable sphère de leurs ambitions. Marx s'est essayé comme poète avant de tabler sur les instincts de la masse. Avec les "mélioristes" c'est à peu près comme avec les journalistes. Les uns et les autres se sont essayés comme poètes avant de devenir les conférenciers du quotidien et les améliorateurs du monde. On aimerait croire qu'ils aient gardé un cœur ouvert pour des sujets élevés et c'est parfois aussi le cas. Mais bien souvent, leur vengeance tourne en dérision ce qui ne leur a pas été accessible. Dans leurs feuilletons ils râlent et dans leurs programmes, ils votent contre le travail intellectuel2. »
Quant au terme « révolutionnaire », il est simplement inadapté au cadre de la pensée de Hugo Ball, qui dépassait largement les pensées révolutionnaires, exécrant la violence et le dogmatisme qui en étaient le noyau. Malgré ses nombreuses participations à des journaux révolutionnaires et ses amitiés et correspondances avec les représentants les plus virulents des courants anarchistes de son époque, Hugo Ball s'en est toujours rapidement éloigné. Il leur préférait une vision plus large des problèmes de la société. Nous prendrons pour exemple ce qu'il en dit dans son journal : « Je me suis très sérieusement interrogé. Jamais je ne me prononcerais pour le chaos, pour lancer des bombes, faire sauter les ponts et supprimer les concepts. Je ne suis pas un anarchiste. Je le serai d'autant moins que je me trouverai loin de l'Allemagne, et pour longtemps3. »
Nous voyons très bien que la pensée dichotomique de Lista est plutôt intelligente quant à son explication de la scission de Dada après Zurich. Nous pouvons cependant lui reprocher ses raccourcis quant aux pensées et idéaux du groupe Dada de Zurich. Il identifie Dada à une forme révolutionnaire, ce qui nous ferait plutôt penser, comme le dit lui-même Lista, aux activités de Dada à Berlin continuées par Huelsenbeck après le départ définitif de Hugo Ball. Cette accointance avec les idéologies révolutionnaires ne se fait qu'après la fin de cette période de Dada Zurich. Même si Giovanni Lista, dans le texte que nous avons mis en lumière ici, semble prendre davantage exemple sur Dada Berlin, il décrit dans d'autres parties de son livre les propositions de Ball comme une volonté de changement presque révolutionnaire, ou comme une « utopie humaniste et primitiviste ». Pour cette raison, nous chercherons tout d'abord à identifier ces deux versants communément admis de l'aventure Dada, pour nous questionner sur ce que Lista voit comme un simple groupement artistique primitiviste et pré-Dada. Nous essayerons ensuite de le considérer sous un œil nouveau.
Nous pourrions reconnaître dans les deux pôles Dada un versant que j'appellerais révolutionnaire primitiviste, et un second que je nommerais nihiliste. Le premier est basé sur des idéaux modernes de l'avant-garde, c'est-à-dire la recherche d'un changement de la société. Cette vision est très liée, non pas à l'idée de progrès technologique, mais au rêve de progrès historique de l'être humain. Chercher à atteindre un bonheur idéal par une société construite sur la table rase du monde ancien. Ce modèle semble trouver son but dans un retour sur soi primitif, une façon de retrouver le bon sauvage au fond de soi-même, grâce à la pratique de l'art. Ce retour primitiviste donne à l'artiste un rôle socialement utile, et lui permet de sortir du cadre d'un art purement esthétique. Cette pensée conduira ensuite une partie du groupe (représenté par des personnalités comme Hans Jean Arp, ou Marcel Janco) à écrire le manifeste des artistes radicaux en mai 1919. Ce manifeste se veut adhésion aux mouvements révolutionnaires et donnent à l'artiste un rôle positif, à l'image des sociétés qui se construisent à l'est. Ces idéaux sont cependant soufflés par le vent furieusement ironique qui provient d'une autre partie des personnes alors présentes à Zurich. Il se veulent bien plus nihilistes. Représenté par des personnalités comme Walter Serner, cette partie de l’aventure Dada refuse toute adhésion à une volonté de progrès ou de bonheur de l'être humain. Ils se veulent adolescence de l'art, car refus total des contraintes sociales, voire même naturelles. Refus rationnel de toutes valeurs morales, positives comme négatives, et de toute amélioration de la situation de l'être humain. C’est une révolte sans but, et en même temps moquerie envers toute forme révolutionnaire.
Ces « dichotomies Dada » nous semblent pourtant manquer de précision lorsqu'elles caractérisent les faits qui se sont déroulés au Cabaret Voltaire. Nous ferons le constat qu'il manque aujourd'hui une volonté de se pencher sérieusement et en détail sur la pensée et les idéaux qui menaient le groupe de Dada Zurich et surtout son chef de file. Dans la pensée qu’il développe dans son journal, Hugo Ball montre une réelle volonté de triomphe immédiat de la vie et du rire sur les conflits et les idéologies rationalistes qui ont conduit à la guerre : « Notre cabaret est un geste. Chaque mot prononcé ou chanté ici signifie pour le moins : que cette époque avilissante n'a pas réussi à forcer notre respect. D'ailleurs, qu'a-t-elle de respectable ou d'impressionnant ? Notre grand tambour les rend inaudibles. Son idéalisme ? Il fait rire depuis longtemps, dans son interprétation populaire aussi bien qu'officielle. Les grands festins de boucherie et les grands exploits héroïques de cannibalisme ? Notre folie délibérée, notre enthousiasme pour l'illusion les anéantiront4. » Cette volonté vitaliste et ironique de Dada, déjà présente à Zurich, permet de voir que les choses étaient bien plus fluctuantes et complexes que les deux branches Dada. En effet, Hugo Ball, dans ce qu'il appelle ses « méchantes études (politico-rationnelles) », décrit un point de vue qui serait entre les deux courants, une volonté de changement de la société bien plus difficile qu'une simple aspiration révolutionnaire. C'est par ailleurs la raison pour laquelle Lista, dans son texte utilise un « pourrait » avant de parler de l'orientation libertaire, et qu'il hésite à rapprocher la véhémence destructrice de Dada Zurich des pensées libertines. Il reste quand même couramment admis que la pensée libertine future de Dada est un accomplissement de ce chaos pré-créateur, comme si Dada Zurich avait été la gestation du Dada d'après-guerre. En fait, si l'on regarde plus précisément, la pensée libertaire de Ball relève d'une volonté de changement bien plus fine qu'une pensée révolutionnaire ou nihiliste. Elle assimile déjà certains des concepts les plus perçants développés par les fanfarons Dada qui viendront par la suite, mais sans jamais céder au nihilisme ou à une agressivité extériorisée à outrance. Hugo Ball et ses orientations zurichoises semblent amener à une forme de dépassement de ces deux antinomies Dada qui cohabitent. En fait, il semble que le modèle porté par les œuvres des artistes de Dada Zurich soit une forme de troisième voie qui se situerait entre les deux visions de Dada communément admises.
Nous postulons dans ce mémoire le fait que, connaissant ces deux contradictions présentes dans l'art et la pensée de son époque, Dada Zurich, sous la houlette de Hugo Ball, a cherché à atteindre une troisième voie située au-delà de ces antagonismes à la base irréconciliables. Ball passera toute sa vie à chercher une régénération de l'homme hors des schémas réifiants, bourgeois, tout en maintenant cependant l'espoir d'un futur à construire. La recherche de Hugo Ball semble se situer dans un tiers-inclus entre ces deux antinomies : une vision libertaire de l'Homme, qui rejette la notion de société et ses règles ET une remise en cause critique de la pensée moderniste et rationnelle du progrès.
Nous nous efforcerons donc dans ce mémoire d'étudier en quoi Dada Zurich cherche à voir au-delà des idées de son époque en les transcendant. Nous utiliserons comme outil de comparaison une autre forme imaginaire qui a cherché à voir au-delà des limitations de son époque. Cette forme s'incarne dans la projection d'un modèle social, à la fois très détaillé et qui ne se situe nulle part : c'est l'Utopie. Même si ces deux formes peuvent paraître au premier abord pratiquement contradictoires, car la vision généralement admise sur Dada ne comporte pas de volonté d'aller vers une société nouvelle, une simple lecture du journal de Hugo Ball nous amène à remettre cette vision en question. En effet, durant toute la période que retrace son journal, Hugo Ball cherche des solutions pour atteindre un rapport différent dans les relations entre les êtres humains. Il parle explicitement de changer la société.
Il dit dans son journal, en mille neuf cent treize, avant Dada et lorsqu'il s'intéresse essentiellement au théâtre : « Seul le théâtre est capable de former la nouvelle société. Il faut tout simplement animer les arrières plans, les couleurs, les mots et les sons d'une telle manière que, passant par l'inconscient, il dévore le quotidien et toute sa misère.5 » Après les expériences du Cabaret Voltaire, il cherche à trouver un rapport entre la fureur Dada et une recherche de changement de la société : « Où est la voie qui relie le rêve au réel, et plus précisément, le rêve le plus éloigné de la réalité à la réalité la plus banale6 ? » Cette phrase nous montre très bien la friction de Hugo Ball entre deux volontés. La première est celle d’un rêve de changement de la société et l'autre est la négation, la volonté destructrice qui nait de cette confrontation du rêve à la réalité du vingtième siècle. La recherche de changement de la société par Hugo Ball n'a, malgré toute l'énergie qu'il y a consacré, jamais abouti. La pensée de Hugo Ball semble avoir été incomprise même par les dadaïstes les plus proches de lui et ne trouveront une forme de réponse que dans les recherches futures de John Cage et de ceux qui se sont appelées « neo-Dada ». Le point de vue de Marc Dachy est ici très intéressant lorsqu'il dit dans son livre Dada et les dadaïsmes7 que les recherches artistiques de Ball ne trouvent leur aboutissement que dans la maxime de Robert Filliou « L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ». Je trouve que cette phrase et la référence à cet artiste donnent tout son sens à la recherche à la fois artistique, mais aussi philosophique, politique et humaine de Hugo Ball. Cela éclaire l'impossibilité de Ball à trouver un domaine où développer ses idées à l'époque où il a vécu.
Le propos de ce mémoire sera donc de chercher un éclairage nouveau sur le groupe de Zurich, à travers les idéaux voire les rêves qui ont motivé sa création. En effet, trop souvent dans les études esthétiques cet aspect de l'œuvre est omis. Les critiques oublient bien souvent de ramener ces artistes à ce qu'ils cherchent à véhiculer comme idéaux humains voire sociaux, pour n'en décrire qu'un propos purement plastique. D'autant que, pour beaucoup de groupes d'avant-garde, les œuvres sont les outils d’un changement plus large. Nous chercherons ici à remettre ces idéaux au centre du débat en nous intéressant à l'un des groupes les plus subversifs et les plus parlants de l'histoire du vingtième siècle. Pour finir et éclaircir enfin le sujet et ses limitations, nous nous demanderons, dans ce mémoire, quels rapprochements peuvent être faits entre l'utopie au sens large, et les œuvres artistiques de Dada Zurich durant la période de présence de Hugo Ball. Cela nous permettra de faire ressortir les idéaux et les images-souhaits dans les œuvres de ces artistes.
Concernant notre méthode, nous prendrons le parti de créer une comparaison sous la forme analytique la plus simple possible, entre l'utopie littéraire dans ses nombreuses formes et les œuvres produites dans le cadre de Dada Zurich. Ce biais nous amènera à examiner deux critères principaux, qui constitueront les deux grandes parties de ce mémoire : La forme elle-même de chacune de ces formes, et le message qu'elles contiennent.
L'analyse successivement de la forme de l'utopie et des œuvres de Dada Zurich sera pour nous l'occasion de voir leurs différences sémiologiques, ainsi que leur rapprochement populaire. La comparaison avec des formes de traditions orales grecques nous aidera aussi sur notre chemin.
L'étude du message que transmettent ces deux formes se fera selon les critères de reconnaissance d'une œuvre utopique. Nous chercherons à détecter, chez les Dada Zurich, la présence d'une critique de la société dans leurs écrits. Nous tenterons ensuite de mettre en évidence un espace modèle dans la projection spatiale que créent les masques de Janco. Enfin, à travers l'analyse de certaines des œuvres Dada, nous chercherons la présence d'une image-souhait utopique, celle d'une société modèle.
La conclusion nous aidera à détecter, dans les œuvres du Cabaret Voltaire et de Hugo Ball, la présence d'une esthétique du champ libre qui prend en compte le parcours de l'artiste, ainsi que ses idéaux et ses rêves. Nous nous permettrons d'ouvrir ainsi sur la possibilité d'existence de cette esthétique de la transcendance chez d'autres artistes durant le vingtième siècle et de chercher si de lointains héritiers contemporains pourraient continuera à exister.
Je souhaiterais aussi donner en appendice une proposition de réponse contemporaine à ce mémoire à travers des propositions artistiques issues de ma propre pratique. »
1 LISTA (Giovanni), Dada, Libertin et libertaire, Paris, L'insolite, 2005. Ce texte étant très souvent utilisé dans ce mémoire, il sera abrégé en ibid.1 DADA Libertin
2 BALL (Hugo), La fuite hors du temps, Paris, Edition du Rocher, 1993. Lors de ses répétitions, ce texte sera abrégé en ibid.2 H.B. Journal
3 Ibid.2 H.B. Journal
4 Ibid.2 H.B. Journal
5 Ibid.2 H.B. Journal
6 Ibid.2 H.B. Journal
7 DACHY (Marc), Dada et les dadaïsmes, Paris, Folio-Gallimard, 1994
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